OpenAI présente son premier long-métrage d’animation conçu avec l’intelligence artificielle, Critterz, et ambitionne déjà de le montrer au Festival de Cannes 2026. Produit en neuf mois pour son coût reste très faible comparé aux standards habituels de l’animation. Plus qu’une prouesse technique, Critterz redéfinit les règles de l’industrie.
Par Carla Ntessi
« Billie Jean”, l’un des plus grands succès de Michael Jackson, avait été rejeté par Quincy Jones, jugé trop faible pour l’album Thriller avant de devenir un tube planétaire. Star Wars (1977) a failli échouer au montage, les premières versions étaient chaotiques, mais l’intervention de Marcia Lucas, monteuse et épouse de George Lucas, a créé un nouveau rythme qui a rendu l’œuvre culte. Ce sont ces “accidents heureux” qui ont donné naissance à des monuments de la pop clture. Or l’IA, par nature, ne trébuche pas. Elle corrige, optimise et supprime l’aléa. Selon Chad Nelson, directeur créatif du projet, GPT-5 n’a pas remplacé les auteurs mais multiplié les scénarios possibles avant un arbitrage final humain. “L’IA nous a permis d’écrire en hyper-vitesse, mais c’est l’équipe qui a tranché. Le film reste un acte d’auteur”, défend-il.

Produit pour 30 millions de dollars et livré en neuf mois, “Critterz” bouleverse les standards. Sorti en juin 2025, Le film raconte les aventures de trois créatures bouleversées par l’arrivée d’un étranger. Le film, coproduit par Miramax et OpenAI, a été conçu en seulement huit mois grâce à des outils d’IA capables de générer décors, animations intermédiaires et éléments sonores. Le budget s’étale à environ 20 millions de dollars, environ huit fois moins qu’un film d’animation traditionnel de même ampleur. À titre de comparaison, Toy Story 4 a coûté environ 200 millions et mobilisé trois ans de production (BoxOfficeMojo). OpenAI revendique une méthode mixte avec des esquisses dessinées par des artistes qui servent de base à la génération des décors et personnages, tandis que les voix sont enregistrées en studio avec des comédiens professionnels. L’IA intervient ensuite pour générer les animations intermédiaires, affiner les textures et optimiser les rendus lumière et son en quelques heures, un processus qui aurait pris plusieurs semaines dans une production traditionnelle. Cette hybridation permet de conserver une intention artistique forte tout en bénéficiant d’une accélération technologique. Les producteurs cherchent à limiter les risques financiers tout en ouvrant la voie à des films plus audacieux.
La peur d’un cinéma sans artisans
Tout le monde ne partage pas cet enthousiasme. Le critique digital Roger Legorila (plus de 250 000 abonnés, figure respectée des cinéphiles en ligne), partage un avis beaucoup plus dystopique « L’IA va tuer le cinéma si on la laisse tout faire. Ce n’est pas de la création, c’est du sampling à l’échelle industrielle ». Il cite l’exemple du générique généré par IA de Secret Invasion (Disney), largement critiqué pour son rendu artificiel, ou encore l’usage controversé d’outils qui permet de concevoir des deepfakes pour recréer des acteurs disparus. Ces exemples concentrent la crainte d’une industrie qui, en automatisant toujours plus de tâches, finirait par gommer la démarche artistique. Les données confirment cette inquiétude.

Selon le baromètre 2024 du CNC, 63 % des professionnels interrogés considèrent l’IA comme une menace directe pour leur métier. Le rapport souligne un risque accru de précarisation pour les techniciens, animateurs, maquettistes, monteurs et appelle à accompagner la mutation par des programmes de formation et des garanties contractuelles. Les producteurs, eux, apparaissent déjà en première ligne. Près de 70 % déclarent avoir testé au moins un outil d’IA dans leur flux de travail, principalement pour automatiser des étapes de préproduction ou de postproduction. Pour Marc Delattre, professeur de cinéma à PARIS 8, ces bouleversements s’inscrivent dans une longue continuité technique « Le cinéma a toujours absorbé les innovations, du montage optique au compositing numérique. L’IA s’inscrit dans cette lignée. Ce qui change, c’est la vitesse d’adoption et l’opacité des systèmes d’apprentissage. Les choix esthétiques ou narratifs peuvent désormais être influencés par des modèles entraînés sur des corpus entiers d’œuvres, sans que le spectateur ni les auteurs n’en aient conscience« . L’outil ne menace pas l’art en soi, mais bouscule l’équilibre entre création et industrie. Le défi réside dans la diversité et la singularité des œuvres tout en intégrant des procédés qui peuvent réduire les coûts et accélérer la production. Les institutions, à commencer par le CNC, plaident pour un cadre clair, il faut de la transparence sur l’usage de l’IA dans les films, la protection des droit et l’accompagnement des artistes dans la transition. Aux États-Unis, les grèves historiques de la Writers Guild of America et de la SAG-AFTRA en 2023 ont conduit à un accord imposant un consentement et une rémunération pour tout usage de doublure numérique. En Europe, le AI Act impose désormais l’étiquetage des contenus générés par IA et la traçabilité des données sources.

Surproduction ou nouvel âge d’or ?
« On passe de l’expérimentation à l’industrialisation« , résume le média audiovisuel Cult’n’Click. Les plateformes s’en emparent. Netflix a annoncé en 2024 un programme pilote d’expériences interactives en IA générative, tandis que Showrunner AI développe des mini-séries animées créées presque intégralement par algorithmes. Du côté des studios, des entreprises comme Wonder Dynamics facilitent l’intégration de personnages en 3D dans des prises de vue réelles, à un coût divisé par dix. En 2025, plus de 6 000 courts et moyens métrages générés par IA ont été soumis au Runway AI Film Festival, soit une augmentation de 300 % en un an. L’offre explose, le risque de saturation aussi. Chaque film doit désormais rivaliser non seulement avec les productions traditionnelles, mais aussi avec des milliers de créations semi-automatisées présentes sur les plateformes. Julie Merle, chargée de projet au Festival d’Annecy, principal rendez-vous international du cinéma d’animation, y voit un véritable levier. « L’IA ne doit pas être vue comme un bulldozer. Elle peut aider de jeunes auteurs à présenter un film de festival avec très peu de moyens. Encore faut-il des règles claires sur l’usage des données et la rémunération des artistes dont les œuvres servent à entraîner les modèles« . L’intelligence artificielle ne se contente pas de réduire coûts et délais, elle bouleverse l’architecture même du financement et de la distribution. Avec des budgets compressés et une production accélérée, les studios peuvent tester des concepts risqués qui seraient impossibles à financer dans le modèle traditionnel, explique la chargée de projet.

Cette flexibilité financière entraîne une redistribution de la valeur. Les producteurs indépendants peuvent désormais rivaliser avec des majors sur la qualité technique, et des plateformes comme Showrunner AI ou Runway offrent des circuits de diffusion alternatifs, permettant la monétisation directe auprès de micro-audiences, sans passer par les réseaux de distribution traditionnels. Certains économistes parlent déjà d’un effet “longue traîne”, c’est-à-dire une multiplication des niches, diversification des revenus et émergence de micro-marchés comparables à ce qu’a créé YouTube ou Twitch dans la vidéo en ligne. En bouleversant les codes de diffusion, l’IA redéfinit la manière de produire et de distribuer les films, mais derrière cette efficacité inédite, le véritable enjeu reste humain préserver la singularité des œuvres dans un flux infini de créations générées
Carla Ntessi