La place des rappeuses dans la scène francophone a toujours été assez floue. Tantôt porté en idole, comme Diam’s ou Shay, plus souvent méprisées, discriminée ou harcelées. Pourtant, en 2025, on voit de plus en plus de rappeuses talentueuses tentées leur chances dans la scène underground.
Par HUGO MEKILSEN BERNARD
(Un article publié dans Perspectives #4)

Comment aborder le sujet de la place des rappeuses sans parler de leurs pionnières ? C’est dans les années 90 que les rappeuses commencent à pointer le bout de leur nez. Saliha est la première rappeuse française de l’histoire. Oubliée de l’histoire du rap français, elle commence sa carrière en 1987 avec des scènes ouvertes. C’est en 1990 que sa carrière décolle avec une apparition sur la première compilation du rap français : Rapattitude. Le projet est certifi é disque d’or à sa sortie avec 100 000 ventes. Forte de cette expérience, elle signe pour la première fois en label, chez Virgin. Elle sort alors son premier album Unique. Mais le label, impatient d’attendre un succès qui n’arrive pas assez vite, abandonne Saliha la même année. Elle signe alors pour un deuxième album chez Sony. Elle sort en 1995 Résolument féminine, mais rebelote. Sony l’abandonne la même année.
Il faut attendre le début des années 2000 pour avoir une première icône féminine du rap français avec Diam’s. Après un premier album discret, Premier Mandat, sorti en 1999, elle explose véritablement en 2003 avec Brut de femme. Certifi é disque d’or trois mois après sa sortie, elle remporte la Victoire de la musique en 2004 pour le meilleur album rap. Véritable icône populaire, elle obtient un triple disque de platine avec Dans ma bulle en 2006, neuf mois après sa sortie. Son départ soudain en 2009 du monde de la musique, après sa conversion à l’islam, a laissé un vide dans le paysage musical. RAPPEUSES D’AUJOURD’HUI Depuis, on attend toujours une rappeuse qui aura la même reconnaissance commerciale et populaire que Diam’s. Entre les années 2000 et 2020, quelques candidates à ce titre ont fait leurs apparitions.
Shay est pour l’instant la rappeuse francophone avec le plus de succès. Mise en lumière par Booba en 2011 avec le titre Cruella, trois ans après, elle signe chez 92i, le label de Booba. Elle explose aux yeux du grand public en 2016 avec la sortie de son premier album Jolie Garce. Son dernier album, Pourvu qu’il pleuve, sort en janvier 2024. La rappeuse belge incarne le renouveau du rap féminin, s’assumant pleinement et côtoyant les rappeurs les plus infl uents de notre époque comme Booba, Damso ou Niska. Outre l’artiste bruxelloise, de nombreuses rappeuses tentent leur chance, comme Le Juiice ou Davinhor. Mais il reste un plafond de verre à briser pour atteindre une égalité parfaite entre rappeuses et rappeurs. Sydo, jeune rappeuse de la banlieue parisienne, partage cette réalité : « Par expérience, quand t’es une rappeuse aujourd’hui, soit tu amènes quelque chose de nouveau, qui brille, soit tu fais du rap qui découpe, « comme un mec », et dans ce cas-là, on est obligé d’en faire trois fois plus. » Elle ajoute : « Les gens ne vont pas se dire « on va faire percer cette rappeuse parce que c’est une femme ». Au contraire ! ». Et ce statut, qui doit évoluer, passe par une présence plus importante dans les médias concernés.

LA PLACE DES RAPPEUSES DANS LES MÉDIAS, LA PIÈCE MANQUANTE
Pour tenter de comprendre comment et pourquoi cet écart persiste, il faut analyser l’importance qu’ont les médias à propos de ces rappeuses. Car si les rappeuses ne sont pas présentes au sein des médias, peu de gens pourront découvrir ces talents féminins. Et lorsqu’on analyse de plus près leur présence, les résultats sont édifi ants. Dans les émissions de Clique TV (Clique X, Clique & Chill et Clique Talk), parmi tous les invités rappeurs et rappeuses, seuls 2,5 % sont des rappeuses (chiff res relevés depuis 2015). Dans Le Code, émission créée et présentée par Mehdi Maïzi depuis 2020, cette présence s’élève à 4,5 %. L’émission Légendes Urbaines, présentée par Juliette Fievet, est plus représentative, avec 15,5 % de rappeuses invitées. C’est surtout dans les nouveaux médias et émissions que les femmes sont plus représentées, comme si les acteurs médiatiques prenaient à coeur la question de la place des rappeuses dans leurs contenus. Par exemple, dans l’émission Moins de 10k sur Mouv’, créée et présentée par Anis Rhali depuis 2022, 18 % de leurs invités sont des rappeuses. Chez Mosaïque, leur modèle est inédit. Avec une double couverture à chaque numéro, hors numéro spécial, une rappeuse est présente sur une couverture, tandis qu’un rappeur complète l’autre couverture. Ce choix est important pour sa rédactrice en cheff e : « L’objectif des couvertures, c’est de banaliser le fait qu’une rappeuse peut être aussi mise en avant. ». Elle complète : « Quand on a créé le magazine, on s’est dit qu’on n’arriverait pas à mettre en avant assez de rappeuses si on ne forçait pas. Donc on s’est dit « tant pis, mettons-les en avant ». C’est presque du militantisme pour nous. » Pour Mademoiselle Lou, les médias ne sont pas seuls responsables de cet écart de visibilité : « Peut-être que les médias ont leur part de responsabilité, mais le public a un impact considérable et il est vrai que les contenus représentant les femmes ne suscitent pas toujours autant d’intérêt, et cela joue sûrement. » On entre alors dans un débat similaire à l’oeuf ou la poule. Est-ce que les auditeurs sont moins réceptifs aux rappeuses parce qu’elles ne sont pas beaucoup dans les médias, ou est-ce que les médias n’invitent pas beaucoup de rappeuses parce que les auditeurs sont moins réceptifs aux rappeuses ? Selon Benjamine Weill, philosophe experte du rap, elle nuance ces propos chez nos confrères de France Inter : « Je ne dirais pas qu’elles (les rappeuses) soient si peu écoutées, c’est qu’elles sont mal représentées. »

LES FEMMES EN PREMIÈRE LIGNE
Pourtant, le public rap évolue avec son temps. Aujourd’hui, selon une étude de la SACEM en collaboration avec Red Bull, 40 % des auditeurs de rap sont des femmes. Mais les hommes restent la majorité du public rap, et le rap est ancré dans des codes sexistes. Un exemple : Kay The Prodigy, jeune rappeuse de Reims. En 2023, elle est sélectionnée par Booska-P parmi les 11 rappeurs à suivre. Dans ce contexte, elle produit un morceau pour promouvoir cette sélection. Et son texte est cru, elle parle de sexe. On voit alors sur les réseaux sociaux une vague de critiques et de harcèlement à son encontre. Mais la femme n’est pas plus prude par défi nition qu’un homme. « Ne pas autoriser une femme à pouvoir parler trash, le sexisme est là », partage Benjamine Weill à nos confrères de France Inter. UN AVENIR RADIEUX Alors, comment briser ce plafond de verre ? Eh bien, ce sont les femmes qui prennent leur destin en main. Mademoiselle Lou nous le partage, l’industrie rap francophone se féminise : « Il y a de plus en plus de femmes dans l’industrie musicale, plus de chroniqueuses, plus de productrices, de compositrices, de manageuses, et cela ne peut qu’être bénéfi que. ». Toute cette atmosphère est propice à ce que les rappeuses, avec le temps, soient reconnues à leur juste valeur. Et qu’on arrête de les catégoriser en tant que femmes dans le rap, mais simplement en tant que rappeuses.